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D’accord, d’accord, j’avoue. Ici, dans ma déposition officielle. Vous voulez une confession ? Vous voulez la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ?
Vous allez l’avoir. Tant pis pour vous.
J’adore la vitesse.
La vraie.
Je ne sais pas pourquoi, je n’en ai jamais eu peur. Petite, en voiture, lorsque nous rendions visite à ma grand-mère de Chicago, par exemple, si mon père frôlait les cent trente pour doubler un semi-remorque, tout le monde criait : « Ralentis ! Ralentis ! » Sauf moi. Moi, c’était toujours : « Plus vite ! Plus vite ! » C’est ainsi depuis ma plus tendre enfance. Je me rappelle que, à l’époque où nous allions encore à la fête foraine (avant que ce genre d’amusements ne soit déclaré trop Cul-Terreux), il fallait toujours que je fasse un tour sur les manèges les plus rapides – le grand huit, les montagnes russes –, toute seule d’ailleurs, parce que les autres membres de la famille avaient trop la frousse pour m’accompagner. J’étais donc là, sans personne, à foncer à des cent, des cent dix, des cent trente kilomètres heure.
Et ça ne me suffisait pas. J’en voulais encore plus.
Ce jour-là donc, accrochée à Rob, j’ai découvert que lui aussi adorait l’ivresse de la vitesse.
Rassurez-vous, il était prudent. Il m’a obligée à mettre le casque de réserve qu’il gardait dans le top-case fixé à l’arrière de sa moto et il a respecté le code de la route. En ville. En revanche, dès que nous avons franchi les limites de celle-ci… Laissez-moi vous dire, je me suis retrouvée au septième ciel… en quatrième vitesse (ha ! ha !).
Certes, y contribuait peut-être le fait que j’enlaçais un type carrément génial, aux abdos durs comme du bois. Je le sais, parce que je m’agrippais à lui comme une perdue et que, sous son blouson de cuir, il ne portait qu’un T-shirt. En tout cas, Rob était décidément mon genre. Il aimait prendre des risques.
D’accord, il n’y avait guère de circulation. Nous étions sur des routes de campagne, cernés par des hectares de maïs. Je n’ai pas l’impression que nous ayons croisé d’autres véhicules, sauf à Paoli, bien sûr.
Paoli.
Qu’en dire ? Que voulez-vous savoir ? J’imagine que c’est là que tout a vraiment commencé. À Paoli, Indiana. Une bourgade typique du sud de l’État, dotée d’une place principale entourée par le tribunal, une salle de cinéma, une boutique de mariage et une bibliothèque. Il devait sans doute y avoir une école élémentaire et une fabrique de pneus, mais je ne les ai pas vues.
Par contre, je puis vous assurer qu’il y avait une bonne dizaine d’églises. J’ai indiqué à Rob de tourner à gauche au niveau de l’une d’elles – inutile de me demander comment je savais que c’était la bonne – et, brusquement, nous nous sommes retrouvés dans la rue bordée d’arbres de mon rêve. Deux carrefours plus loin, nous étions devant une maisonnette de brique à l’aspect très familier. J’ai tapoté l’épaule de Rob, et il s’est rangé le long du trottoir avant de couper les gaz.
La maison de mon rêve. Dans le moindre détail. Identique pelouse miteuse, identique boîte à lettres sans nom, ne comportant que le numéro, identiques fenêtres aux stores baissés. Plus je la contemplais, plus je soupçonnais que, dans le jardin de derrière, il y aurait une vieille balançoire rouillée et l’une de ces pataugeoires pour gamins, au plastique craquelé et sali d’avoir passé l’hiver dehors. C’était un chouette endroit. Modeste mais sympa. Dans un quartier modeste mais sympa. Un des voisins avait sorti son barbecue et faisait griller des hamburgers pour le dîner. Au loin, j’entendais les cris d’enfants qui jouaient.
— Alors, a dit Rob au bout d’une minute, c’est ici qu’habite ton mec ?
— Chut !
Car, sur le trottoir, quelqu’un avançait dans notre direction. Une petite silhouette qui traînait une veste en jean derrière elle. Une petite silhouette qui, tout près de nous, a soudain bifurqué dans la courette de la fameuse maison en brique. Un garçonnet.
J’ai retiré mon casque.
Je n’hallucinais pas. Il s’agissait bien de Sean Patrick O’Hanahan. Plus âgé de cinq ou six ans que sur la photo du pack de lait, mais c’était lui, aucun doute.
J’ignore pourquoi j’ai agi comme ça. Je n’avais encore jamais rien fait de tel. Toujours est-il que je suis descendue de moto, que j’ai traversé la rue, et que j’ai dit :
— Sean.
Je ne l’ai pas hélé. J’ai seulement prononcé son prénom.
Il s’est retourné. Puis il est devenu tout pâle. Avant même de m’avoir vue, je vous jure, il avait blêmi.
Une douzaine d’années sans doute. Pas très grand pour son âge, à peine plus petit que moi cependant. Des cheveux carotte en partie cachés sous une casquette des Yankees[20]. Les taches de rousseur sur son nez ressortaient, maintenant qu’il était blanc comme un cachet d’aspirine. Des yeux bleus qu’il a plissés en me détaillant rapidement avant de s’intéresser à Rob, derrière moi.
— Qu’est-ce que tu racontes ? a-t-il murmuré.
Aussi doucement que moi. Ce qui ne m’a pas empêchée de percevoir les accents de peur dans sa voix de petit garçon. Je me suis approchée autant que je l’osais. Il avait l’air à deux doigts de décamper.
— Ah ouais ? Tu ne t’appelles pas Sean, peut-être ?
— Nan, a-t-il rétorqué avec cette insolence des gosses qui tentent de cacher qu’ils sont morts de frousse. Moi, c’est Sam.
— Mon œil ! Ton vrai nom, c’est Sean Patrick O’Hanahan. Tout va bien, Sean, tu peux me faire confiance. Je suis là pour t’aider. À rentrer chez toi.
Il est devenu encore plus blanc – je n’aurais pas cru ça possible –, et son corps a paru se transformer en gélatine. Il a laissé tomber sa veste comme si elle était trop lourde pour lui, et j’ai remarqué que ses doigts tremblaient. J’ignore ce à quoi je m’étais attendue. À ce qu’il se jette sur moi pour me serrer dans ses bras et me donner un gros bisou, tant il était heureux d’avoir été retrouvé, j’imagine.
Je n’ai eu droit à rien de tel.
Au lieu de ça, il a saisi mon poignet – assez rudement, je dois l’avouer – et a sifflé comme un serpent :
— Tais-toi ! Ne dis à personne que tu m’as vu, compris ?
Ce qui n’était pas exactement le genre de réaction que j’avais espérée. Comprenez-moi. Passe encore si j’étais allée jusqu’à Paoli pour découvrir que la maison dont j’avais rêvé n’existait pas. Mais elle existait bel et bien et, qui plus est, devant elle se tenait le garçon du carton de lait. J’en aurais mis ma tête à couper.
Or, pour une raison incompréhensible, le drôle en question prétendait être quelqu’un d’autre.
— Je ne suis pas Sean Patrick O’Hanahan, a-t-il murmuré d’un ton aussi chargé de colère que d’angoisse. Alors, va-t’en ! Va-t’en ! Va-t’en et ne reviens jamais.
Soudain, la porte de la maison s’est ouverte, et une femme l’a appelé, sèchement. Il m’a aussitôt lâchée.
— J’arrive ! a-t-il lancé d’une voix aussi peu assurée que ses mains.
Il est allé ramasser sa veste sur la pelouse, m’a jeté un dernier coup d’œil furieux et effrayé, puis s’est rué à l’intérieur en claquant la porte derrière lui sans plus daigner me regarder. Debout sur le trottoir, j’ai fixé le battant fermé. Les oiseaux chantaient, les enfants jouaient. Les hamburgers continuaient à griller, et leur bonne odeur se mêlait à celle de l’herbe fraîchement coupée. Profitant de la chaleur, inhabituelle en cette saison, quelqu’un avait tondu sa pelouse. Dans la petite baraque, rien ne bougeait. Personne n’a soulevé de store, rien.
Moi, j’étais bouleversée. Mes repères, tous sans exception, avaient été chamboulés.
Parce que cet enfant était vraiment Sean Patrick O’Hanahan. J’en étais aussi persuadée que de mon propre prénom ou que de celui de mes frères. J’avais découvert Sean Patrick O’Hanahan.
Et il avait des ennuis.
— Un peu jeune pour toi, non ? a murmuré quelqu’un dans mon dos.
J’ai pivoté sur mes talons. Toujours perché sur sa moto, débarrassé de son casque, Rob m’observait, ses beaux traits parfaitement impassibles.
— Je sais qu’il faut de tout pour faire un monde, a-t-il ajouté en haussant les épaules, mais je n’aurais pas parié sur ton fétichisme envers les boy-scouts.
J’aurais sûrement dû lui dire la vérité, à ce moment-là. Expliquer, proposer d’aller trouver la police. Pourtant, je me suis tue. J’étais déboussolée, désemparée, incapable de comprendre ce qu’il m’arrivait.
— Bon, a repris Rob, on peut rester ici toute la nuit, si tu y tiens. Mais l’odeur de ce barbecue m’a donné faim. Et si on essayait plutôt de se trouver quelque chose à manger, hein ?
J’ai jeté un dernier coup d’œil à la maisonnette en brique. « Je sais que tu es là, Sean, ai-je pensé. Que t’ont-ils fait ? Quels tourments t’ont-ils infligés pour que tu aies si peur d’admettre ton vrai prénom ? »
— Mastriani !
Je suis retournée à la moto. Rob ne m’a pas posé la moindre question. Il s’est contenté de me tendre mon casque, d’enfiler le sien et d’attendre que je sois prête avant de démarrer.
Nous avons quitté Paoli.
Il a fallu que nous frôlions le cent cinquante à l’heure pour que je commence à reprendre du poil de la bête. Une dingue de la vitesse a du mal à rester déprimée, à cette allure. Tandis que nous foncions dans le vent, j’ai compris que je n’avais qu’une solution. C’est pourquoi, après que nous nous fûmes arrêtés au grill que Rob connaissait – un repaire de Hell’s Angels[21] appelé Chick dans lequel j’avais toujours rêvé de mettre les pieds (nous passions devant le 5 janvier de chaque année pour aller jeter notre sapin de Noël à la décharge publique), ce que ma mère m’avait toujours refusé – j’ai agi.
Je me suis dirigée vers la cabine téléphonique située près des toilettes pour femme et j’ai composé le numéro. Au bout de deux tonalités seulement, quelqu’un a décroché.
— O8OO-TEOULA, Rosemary à votre service. Que puis-je pour vous ?
J’ai dû coller mon auriculaire dans mon oreille, car le juke-box braillait du John Cougar Mellencamp[22] à plein volume.
— Salut, Rosemary ! ai-je beuglé. Ici, Jess.
— Bonjour, Jess.
À sa voix, j’aurais parié que Rosemary était noire. Je ne connais pas de Noirs – il n’y en a pas dans ma ville – mais j’en ai vu au cinéma et à la télé. C’est comme ça que j’ai deviné. Rosemary m’évoquait une vieille dame noire.
— Je t’entends très mal, a-t-elle continué.
— Désolée. Je suis dans un… dans un bar.
Nouvelle qui n’a pas semblé la bouleverser. D’un autre côté, comment pouvait-elle deviner que je n’ai que seize ans, hein[23] ?
— En quoi puis-je t’être utile, Jess ? a-t-elle demandé.
— Euh… (J’ai inspiré profondément.) Ça va vous paraître un peu bizarre, mais bon… il y a ce gamin, Sean Patrick O’Hanahan, un de ceux que vous avez flanqués sur les cartons de lait… eh bien je sais où il est.
Je lui ai fourni tous les renseignements à ma disposition.
— Moui, moui, moui, moui, n’arrêtait pas d’acquiescer Rosemary.
Et puis, tout à coup :
— Chérie, tu ne…
Au même moment, Rob m’a appelée. J’ai levé les yeux, il agitait deux paniers en plastique rouge devant lui – notre repas.
— Il faut que j’y aille, Rosemary. Alors, très vite, il y aussi une Olivia Marie D’Amato. Vous devriez la trouver à… (j’ai donné une rue, une ville du New Jersey, et même le code postal pour faire bonne mesure). C’est noté ? Je file. Salut !
Sur ce, j’ai raccroché. J’étais soulagée. J’avais l’impression qu’on m’avait ôté un poids de la poitrine. Ce qui est bizarre, puisque Sean m’avait expressément demandé – tu parles, il m’avait suppliée, oui – de ne rien dire à personne. Il avait eu l’air terrorisé à l’idée d’être découvert. Logiquement, les adultes qui l’avaient enlevé ne pouvaient être que des malfaisants, n’est-ce pas ? Déjà, ils l’obligeaient à mentir sur son nom. Pensait-il à ses parents ? Il devait se douter qu’il leur manquait. Et qu’ils le protégeraient de ceux qui le détenaient. J’avais eu raison d’appeler. Forcément. Sinon, je ne me serais pas sentie aussi bien, non ?
Enfin, j’ai quand même réussi à m’amuser. Il s’est révélé que Rob avait des tas de potes chez Chick. Tous étaient bien plus âgés que lui et, pour la plupart, arboraient des cheveux longs et exhibaient des tatouages imposants[24]. Un des gars avait un gros 31/1/68 sur le bras. De mes cours de civilisation, je me suis rappelé qu’il s’agissait de la date de l’Offensive du Têt[25]. Lesdits copains ont paru un peu surpris de me voir là – même s’ils ont été très sympas – ce qui m’a amenée à penser que soit :
— Rob n’avait jamais amené de fille chez Chick (assez improbable).
— les filles qu’il y avait amenées avaient plus que moi le genre à traîner autour des Hell’s Angels – blondasses maquillées comme des voitures volées, prénommées Teri ou Charleen et n’ayant jamais porté de vichy de leur vie (plus probable).
Ce qui explique sans doute pourquoi, chaque fois que j’ouvrais la bouche, ces mecs se regardaient avec ahurissement. L’un d’eux a même fini par lancer à Rob :
— Mais où tu l’as dégotée, celle-là ?
Question débile, à laquelle j’ai répliqué :
— Au rayon petites copines de l’animalerie.
Elle était bien bonne, et tout le monde s’est marré, sauf Teri et Charleen.
Bref, l’un dans l’autre, quand je suis rentrée à la maison ce soir-là, le roi n’était pas mon cousin. J’avais sauvé la vie d’un môme (de deux peut-être, même s’il était exclu que je m’appuie la route jusqu’au New Jersey pour y vérifier la situation d’Olivia Marie D’Amato) et j’avais passé la fin de l’après-midi et le début de la soirée en compagnie d’un type totalement craquant qui aimait la vitesse et qui, si je ne m’abusais pas, m’aimait bien aussi. Que demander de plus ?
Que mes parents n’en apprennent rien, ça c’est sûr.
Heureusement, il n’y avait aucune chance que ça arrive, parce que, à l’instant où j’ai passé la porte, vers vingt et une heures – je m’étais arrangée pour que Rob me dépose beaucoup plus loin que chez nous, histoire que mes vieux n’entendent pas sa moto –, j’ai constaté qu’ils ne s’étaient même pas aperçus de mon retard. La raison ? Ils se disputaient salement. À cause de Douglas. Comme d’habitude.
— Il n’est pas encore prêt ! s’égosillait ma mère.
— Plus il attendra, plus ce sera difficile, a répliqué mon père. Il faut qu’il se jette à l’eau maintenant.
— Tu veux donc qu’il recommence ? C’est ça que tu veux, Joe ?
— Bien sûr que non. C’est différent, aujourd’hui. Il est sous médicaments. Écoute, Toni, je suis certain que ça lui ferait du bien. Il a besoin de quitter cette baraque, d’arrêter de rester vautré à lire des BD.
— Et tu crois que l’exploiter dans la cuisine étouffante d’un restaurant est le meilleur moyen ?
— Il faut qu’il s’aère un peu. Et qu’il pense à gagner sa vie.
— Il est malade !
— Et il ne guérira jamais, Toni. Au moins, il est soigné. Et le traitement est efficace. Les médecins ont assuré que tant qu’il prenait ses médicaments il n’y avait aucune raison qu’il…
Mon père s’est interrompu en me découvrant.
— Qu’est-ce que tu veux encore, toi ? m’a-t-il demandé, assez impoliment si vous voulez mon avis.
— Des céréales. Désolée d’avoir manqué le dîner.
Il m’a adressé un geste signifiant que ce n’était pas le plus important pour l’instant. J’ai sorti une boîte de corn flakes et un bol.
— Il n’est pas prêt, a répété ma mère.
— Toni, il ne peut pas rester planqué dans sa chambre toute sa vie. Il a vingt ans, que diable ! Il doit sortir, rencontrer des gens de son âge…
— Oh, parce que s’enfermer dans la cuisine de Mastriani, c’est sortir ?
Ma mère est décidément très forte quand il s’agit de manier le sarcasme.
— Oui ! Il y verra des jeunes. Tu connais l’équipe. Ils seront sympas avec lui.
Ma mère a eu un ricanement méprisant. De mon côté, je boulottais mes céréales en faisant mine de m’intéresser au dos du carton de lait. En réalité, je ne perdais pas une miette de leur conversation.
— Bientôt, tu vas vouloir le coller dans une de ces institutions, a réattaqué ma mère.
— Pourquoi pas ? Ce n’est pas une mauvaise idée. Il y retrouverait des gosses atteints du même problème, il découvrirait qu’il n’est pas le seul dans son cas…
— Ça me déplaît. Souverainement.
Exaspéré, mon paternel a levé les bras au ciel.
— Évidemment que ça te déplaît, Toni ! Si ça ne tenait qu’à toi, tu le garderais dans une couveuse. C’est impossible. Tu ne pourras pas le protéger toute son existence. Ni le surveiller toute ton existence. Il s’arrangera pour recommencer, que tu gardes un œil ou non sur lui.
— Papa a raison, ai-je lancé, la bouche pleine.
— Tu n’as rien de mieux à faire ailleurs, jeune fille ? m’a rétorqué ma mère en me fusillant du regard.
Non. J’ai préféré quand même dire que je montais dans ma chambre travailler ma flûte. Ni lui ni elle n’ont pris la peine de me demander pourquoi j’éprouvais le besoin de m’entraîner après six heures ou presque de répétition officielle avec l’orchestre. Bienvenue dans ma famille.
Claire Lippman n’est pas la seule à m’entendre m’exercer. Ruth aussi. J’avais à peine fini que le téléphone a sonné. Elle voulait tout savoir de mes aventures de motarde.
— C’était pas mal, ai-je dit en frottant l’intérieur de ma flûte avec un tissu monté sur une tige métallique pour en ôter la salive.
— Comment ça, pas mal ? a-t-elle rugi. Qu’avez-vous fait ? Où êtes-vous allés ?
— Bah, ce n’était qu’une petite balade.
Ne me demandez pas pourquoi, mais je ne me suis pas résolue à parler de Sean à Ruth. Comme avec Rob, d’ailleurs. Lassée par les questions de ce dernier, j’avais d’ailleurs fini par lui lancer : « C’est mon usurier perso, pigé ? », ce qui m’avait valu des sifflets approbateurs de la part de ses potes.
— Une balade où ? a insisté Ruth, incrédule. À Chicago ?
— Non. Dans les alentours. Et après, nous sommes allés chez Chick.
— Chick ? s’est récriée Ruth en frôlant la combustion spontanée. Mais c’est un bar. Un bar de motards.
— Oui.
— Personne n’a exigé ta carte d’identité ?
— Non.
Seulement parce que Rob connaissait le barman.
— Tu as bu ?
— Bien sûr que non.
— Et lui ?
— Bon sang, Ruth ! Tu crois vraiment que je serais montée sur la bécane d’un type qui picole ? Nous nous en sommes tenus au soda.
— Mouais. Il t’a embrassée ?
Je n’ai pas répondu, trop occupée à démonter ma flûte et à la ranger dans les compartiments en velours de sa boîte.
— Oh, Jess ! Il t’a embrassée ! C’est stupéfiant ! Avec la langue ?
— Non. Hélas.
— Omondieu ! C’est sans doute mieux ainsi. Après tout, c’était votre premier rendez-vous. Autant qu’il ne te prenne pas pour une fille facile. Bon, vous comptez remettre ça ?
— Ce week-end peut-être, ai-je marmonné.
C’est alors que je me suis rendu compte qu’il ne m’avait pas proposé d’autre rencontre. Qu’est-ce que ça signifiait ? Qu’il ne m’appréciait pas ? Que c’était à moi de le relancer ? N’étant jamais sortie avec personne, je fonctionnais un peu au radar. Et inutile d’interroger Ruth, encore plus ignorante que moi dans ce domaine.
— Je suis estomaquée que tu voies un Cul-Terreux, continuait-elle de son côté.
— T’es qu’une sale snob. Quelle importance, puisqu’il est super cool ? Et qu’il s’y connaît en motos.
— D’accord, mais il n’a pas l’intention d’aller à la fac, non ? Après son bac ?
— Non. Il a déjà un boulot en vue. Dans le garage de son oncle.
— La gloire ! Enfin, j’imagine que c’est à peu près acceptable, du moment que tu te bornes à t’envoyer en l’air et à en profiter pour te balader gratos sur une Indian.
— Je raccroche, Ruth.
— OK. Tu bosses, demain ?
— Et le pape, il est catholique ?
— D’accord. Wouah ! Je n’arrive pas à croire qu’il t’a embrassée.
En vérité, moi non plus. Mais je ne l’ai pas dit à Ruth. Ni comment, au moment crucial, j’avais failli me casser la figure de la selle, tant j’avais été surprise. Ce n’est pas parce que je suis tout le temps collée que j’ai beaucoup d’expérience.
Pourvu qu’il ne se soit rendu compte de rien !